Rencontre avec Lesta
A Paris j’ai vécu tout de suite comme
chez moi. Entouré. Ma chance tint des autres presque exclusivement : lié à
Molime et Lesta, j’ai pris des habitudes et j’en ai plus déviées même une seule
fois.
C
Toujours il restera moi d’abord à
l’origine. Les valeurs je les aurai fixées y’a longtemps. Voilà. C’était sans
doute là déjà pas faisable, plus ou moins je savais mais… au moins… au moins ça
m’orienta ma lutte… et mon cerveau ; je suis vivant encore à peu près. Profond
presque aussi ; parfois. Comme ça, je passerai de là à là sans
trahir ; comme ça
On a rencontré Lesta dès qu’on a touché
le sol. On avançait lentement, collés les uns aux autres. Très tôt cette nuit
la rumeur s’était répandue dans la cale qu’on avait descendu l’ancre. Un
vieillard a dit « moi je sais, j’ai entendu les poulies pivoter ;
signe qu’on tourne la chaîne en bas : c’est comme ça, on stabilise la
proue » … « on s’arrime aux quais » un autre a répondu. C’était
vrai parce qu’au matin on ouvrit ; « doucement… tout doucement on se lève
et doucement on avance. »
Ils l’ont dit mais bon, qui pouvait
trouver l’énergie pour faire différemment ? Pas moi. Deux mouvements dans
la minute on réussissait maintenant, peut-être un petit geste en plus ;
mais rien.
Puis ça commença : la file
lentement s’étira et on a marché.
Moi je portais une petite enfant sur mon
dos. Je l’avais rencontrée au deuxième jour, quand bien après la mort de son
papa, sa mère la prit dans ses bras et la berça pour de bon :
- « Je suis
malade amour, je mourrai »
- « Bientôt
? » la petite demande,
Et :
- « Oui …
Bientôt … »
- « Comme
Papa alors ? » elle enroule ses doigts dans les cheveux de la maman.
- « Oui
Maëlle oui ... Tout comme Papa ».
Voilà. La petite pria seule un moment. Je lui ai construit les rois
mages pour la guider jusqu'à ses parents qui devaient l’attendre de là où ils
étaient je lui ai dit.. Elle a ri. Moi aussi. Quand on a pu descendre, je l’ai
mise sur mon dos, ses jambes serrées
autour de mon ventre elle agrippait ses bras à mon cou, ses ongles dans ma
peau, osseuse, effritée, et rassise. Molime lui s’accrochait à ce qui
restait ; pendu à moi, ses paumes en étau sur mon épaule droite. On allait
si doucement aussi, debout à attendre… à faire un pas dans l’heure qu’à vrai
dire, ce qu’aurait du galvaniser les derniers sursitaires à moitié morts depuis
un temps, ce qu’aurait du les remettre à r’ouvrir un peu les yeux, finit par
les achever totalement ; et finit même par achever certains qui s’étaient
vus déjà sauvés. « On attend depuis des années » moi je pensais.
Et : « Y’a combien de bateaux
qui débarquent ici putain ! Pourquoi c’est si long ! » Molime a
dit. Avant ça jamais encore je ne l’avais entendu dire un mot. Dans le bateau,
nous avions le dialogue minimal au possible. Tout dans le détail alors, mais
tout en miniature aussi ; réduit. Sensiblement. Je crois les premières
heures j'ai pas du faire plus de deux mouvements en tout. Un pour m'asseoir et
l'autre pour mettre le pain dans ma bouche. Très vite aussi du pain, j’ai
partagé avec Molime.
Dans la cale il est tombé en anémie dès
les premières heures. Alors bon, voilà ; j’ai laissé ma part de rations
pour lui. Il bavait déjà je me rappelle, j'épongeais ça avec mes chaussettes.
Je suis resté accroupi pendant des jours pour qu'il ait la place d'allonger ses
jambes et de dormir tranquille, un peu. Je
l'ai sauvé moi aussi, un peu. Tant que j’ai pu j’ai aidé à soulever son thorax
encore suffisamment.
« Y’a combien de bateaux qui
débarquent ici putain ! Pourquoi c’est si long ! » Molime a dit
et voilà : dans la queue alors, la gosse a grimpé sur mes épaules pour
dire ce qu’on attendait. Mais « Quoi ? Je vois rien. Y’en a trop.
Trop de monde !! Je sais pas d’où mais ça bloque. » Elle est
descendue de mon dos, puis a voulu y aller seule, un peu, à travers la foule,
pour venir nous dire après pourquoi ça tassait. Elle est partie comme ça :
« Je reviens dans l’instant ». Et moi : « Oui. A tout de suite
petite. Juste fais attention ».
On l’a attendue des heures encore sans
bouger ; puis la file a renchaîné vers devant. On a marché jusqu’à elle.
Assise sur le côté, au milieu d’un groupe d’enfants. « Ils vont la voler
pour en faire une pute, c’est leurs parents qui les font faire ça » on m’a
dit. « Non » un autre a repris, « non, ils vont la faire raper
dans le métro, c’est comme ça maintenant ! » Bref.
« Reprends la » j’entends derrière moi. « Reprends
la ! »
Je lâche Molime et m’avance. Elle me
voit, me regarde m’approcher, elle me laisse pas de l’œil une seconde ; sa
pupille greffée sur moi. Elle tient de moi maintenant ; donc bon, j’y
vais.
On m’attend aussi visiblement. Là tous, ils
sont combien ? Je sais pas. Je risque plus grand-chose toute façon,
j’avance ... Jusqu’à elle. Je la prends par la main. « On
rentre ». Deux gars, deux gars assez âgés m’attrapent par l’épaule mais ça
va. « Oh lâche » je dis à un, « lâche moi » mais c’est
l’autre : il a sorti je sais pas quoi de dessous lui… du métal on
dirait ; oui, en tombant j’ai senti. Ça continue, c’est du métal… je dois
saigner. C’est fini.
Allongé par terre je les vois rembarquer
les enfants. Et Maëlle avec… C’est fini. Sauf pour un là celui qui m’a frappé
je vois : il est par terre aussi maintenant. Sa mâchoire a décroché des
gencives. Là il reste, affalé comme un veau. Je me relève pour voir encore.
C’était Lesta. J’ai su. Qui m’avait aidé : c’était Lesta
Les enfants étaient partis et personne
bougeait, tous là au milieu du pont à regarder. Le gars saignait des yeux
maintenant. Lesta prit sa canne et transperça la trachée du gars. D’un
coup : sa gorge est percée. Il
essaie d’y mettre un ou deux gestes en résistance aussi mais là, quoi qu’il
fasse, les actions de Lesta ne s’en lient que mieux. D’un geste à l’autre, en
spirales et en anneaux Tac ; Lesta l’a regardé dans l’œil et le lui
craqua du bout des doigts, tac ! TAC ! Sans doute on aurait du
l’arrêter mais bon… bah bon … voilà. Pourquoi aussi ? Je trouvais ça sain
d’extérioriser les choses comme ça ; moi j’aimais.
La petite aussi je l’aimais, alors qu’il
la venge. Au moins y’en a qui réagissent, c’est déjà plus rien. Je l’ai coupé
ceci dit après un temps. J’y suis allé et j’ai dit « Quoi ? Tu las
tué c’est bon.» … « Oui » il a répondu ... et moi : « Alors
arrête. » Voilà. Il a rien dit cette fois. Juste il est allé s’asseoir un
peu plus loin. J’ai rejoint Molime. On a attendu… que tout le monde parte, on a
attendu. Lesta s’est approché. Il avait attendu aussi.
Lesta donc est venu et s’est accroupi
devant Molime pour lui filer sa gourde. Voilà comment ça s’est fait. Très
facile. Très vite aussi. On s’est mis tous les trois sur le bord et on s’est
endormi. Quand je me suis réveillé Lesta chantait doucement. Bon… Dans le
bateau alors c’était lui. Très bien. C’est lui : « How
many rivers do we have to cross … »
C’était lui. Molime dormait maintenant.
On s’est regardé avec Lesta. Il faisait froid. Donc bon. J’ai dit oui, et je
suis parti chercher là où on vivrait.